Le cinéma cubain renaît de ses cendres

Fernando Pérez, dont le dernier film Madrigal est sur les écrans européens, fait partie de ces «cinéastes résistants» refusant les réductions. Rencontre

Fernando Pérez Valdes

Connaissez-vous le cinéma algérien ?

Naturellement, quelques grands noms comme Lakhdar Hamina ou de célèbres films comme La Bataille d’Alger. Autrement, je ne connais pas spécifiquement le cinéma algérien. De part les rapports d’amitié que Cuba a entretenus avec l’Algérie, je devine que certains de mes films aient été projetés à Alger. Personnellement, la seule fois où je suis venu en Algérie, c’est pour aller dans un Festival de films latinos, organisé par un jeune Péruvien au Sahara-Occidental.

Le cinéma cubain a connu une crise ces dernières années. Comment l’expliquez-vous ?

Le cinéma cubain a perdu sa dynamique dans les années 1990, à cause de la crise économique et sociale que notre île a connue. Mais si cette perte de dynamisme a été dramatique pour la nouvelle génération de cinéastes qui a été freinée en plein envol, le cinéma cubain a pourtant miraculeusement survécu. Je crois que dans un autre pays, avec un autre système et avec les mêmes conditions que les nôtres, l’industrie cinématographique aurait disparu. C’est le cas du Brésil au temps de Collor de Mello.

Avec La Vie, c’est siffler, vous avez annoncé la renaissance du cinéma cubain. Comment se porte-t-il actuellement ?

La Vie, c’est siffler a été le seul film tourné à Cuba en 1998. Pour autant, il n’a pas été l’annonce d’une renaissance : il a été la confirmation d’une résistance, d’une faim de survie du cinéma cubain, de notre refus de disparaître en tant qu’industrie. La renaissance arrive aujourd’hui et elle est entre les mains des jeunes qui, grâce aussi à la technologie numérique, arrivent à filmer avec des moyens minimalistes, sans compter sur l’industrie et les financeurs.

Quelles sont les principales tendances du cinéma cubain actuel ?

Le cinéma cubain s’ouvre à la diversité. Conjointement à la tendance du cinéma réalisé par l’Instituto cubano del arte e industria cinematograficos (ICAIC ), beaucoup de jeunes et de moins jeunes réalisent leurs premiers films à petit budget avec ou sans le soutien de l’industrie. C’est ainsi que notre cinéma récupère sa dynamique.

Le cinéma a toujours été l’instrument privilégié du pouvoir pour diffuser son idéologie. Cette conception est à l’origine de la censure vécue par les cinéastes cubains. Quel a été l’impact de cette politique sur le cinéma de l’île ?

Je crois que le cinéma n’est l’instrument «privilegié» d’aucun pouvoir. Pour moi, le cinéma est un art, et l’art ne peut pas être au service d’un pouvoir car il en perdrait son essence. Si une œuvre artistique réussit à exprimer l’ambivalence et la complexité du monde qui nous entoure, aucun pouvoir ne peut l’instrumentaliser. Les meilleurs films nord-américains arrivent à se distinguer du «mainstream» superpuissant et propagandiste de L’American way of life, même s’ils ne sont pas primés par l’Académie. Le cinéma de David Lynch en témoigne. C’est évident qu’il existe à Cuba une forte tendance à la propagande dans la presse et les médias de masse, mais dans le cinéma, la littérature, le théâtre, les arts plastiques et la musique, il y a un mouvement de recherches artistiques complexes et diverses qui compose une pièce riche, non pas sans contradictions de notre savoir-faire culturel.

Les cinéastes dépendent-ils tous de l’ICAIC ? Sont-ils libres ?

Et pourquoi croire que les cinéastes de l’ICAIC ne sont pas libres ? Pour moi, la liberté c’est choisir. Et j’ai choisi d’être un cinéaste de l’ICAIC dès les années 1960, quand j’avais 17 ans. Pour autant, j’assume librement les contradictions, les complexités et les privilèges qui m’ont confirmé comme cinéaste de l’ICAIC. Dès les années 1970, avec l’apparition des ciné-clubs et du cinéma amateur, il y a eu des cinéastes qui faisaient, avec plus ou moins de chance, du cinéma en dehors de l’ICAIC. Aujourd’hui, avec le développement des technologies digitales, il y a beaucoup de courts et longs métrages qui sont produits, dont certains seront présentés dans le cadre de Filmar et ce, indépendamment de l’industrie. Mais est-ce un synonyme majeur de liberté ? Personnellement, je pense que non. Je crois que c’est un synonyme de flexibilité productive majeure. Mais la liberté créatrice se trouve en chaque cinéaste et dans ses engagements ou non-engagement vis-à-vis de la réalité environnante.

Vous faites partie des cinéastes que le pouvoir a essayé de domestiquer. Bien que vous ayez essayé de «distraire» la censure, certains vous désignent comme un cinéaste du pouvoir…

Personne à l’ICAIC n’a jamais essayé de me donner une carotte comme à un lapin sauvage. Savez-vous pourquoi ? Parce que l’histoire et la réalité culturelle, sociale et politique de Cuba, durant toutes ces années, sont si complexes et multiples, qu’elles ne peuvent se réduire à être regardées comme si, elles sont un simple zoo de domestiqués et de «domestiqueurs». Je n’ai jamais fait de film avec l’envie ambiguë d’éviter la censure (indépendamment du fait qu’elle existe ou non). Chaque film que j’ai réalisé, je l’ai réalisé en recherchant l’ambivalence, qui n’a rien à voir avec ambiguïté, contenu dans toute réalité. C’est le cinéma que je veux faire, car c’est le langage de l’art. Mon cinéma se prête à diverses lectures, car il reflète la vie, c’est la raison pour laquelle mes films n’échappent pas à des lectures qui vont vers des extrêmes, selon les engagements (et la relation à la réalité) de chaque spectateur. Suite Habana a été qualifiée par des Troyens et des Spartiates de dénonciateur ou d’hymne au pouvoir. C’est pourquoi je me reconnais dans mon œuvre qui n’a rien à voir avec le pouvoir ou l’anti-pouvoir, mais avec la vie.

De Clandestinos à Madrigal, beaucoup d’années sont passées. Quel regard portez-vous sur cette période qui est en train de changer ?

Je crois que mes films ont évolué à mesure que mon contexte, mon entourage et ma réalité sociale et individuelle ont évolué. J’ai confiance en chaque nouveau projet qui se met en marche, parallèlement avec le temps qui m’est accordé.

Après une longue carrière, vous faites partie d’un groupe de jeunes cinéastes Espera… Espera bioproducciones qui travaille pour que les jeunes aient les moyens de faire des films et de s’approprier leur image. Pourquoi soutenez-vous ce projet ?

Parce que j’y crois. Et parce que je crois qu’un autre monde est possible et que le cinéma et l’art et non les guerres d’occupation, le pouvoir médiatique globalisé qui convertit des mensonges en semi-vérités, le consumérisme effréné et individualiste, la concentration du pouvoir
dans les pays les plus riches et puissants  réussiraient à rendre plus accessibles les idées de justice dans un monde présupposé libre, mais injuste.

T. H.
Traduction, Laura Hunter Sardinas

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