De prime abord, certains ricaneront si l’on évoque un lien entre Etienne de La Boétie et le festival de Cannes. Pourtant, la ressemblance est très forte. Le texte de cet écrivain, Discours de la servitude volontaire ou le Contr’un publié en 1574, alors qu’il avait à peine 18 ans, éclairerait beaucoup ces jeunes du même âge qui passent des heures en bas des marches du tapis rouge de Cannes, en guettant fiévreusement l’apparition d’un des dieux de l’Olympe cinématographique !
Ils sont pléthore, les spectacles qui fascinent, ainsi que les événements qui suspendent le jugement, captivent les foules, enflamment les réseaux et les écrans : le Festival de Cannes est l’un des plus emblématiques, féeriques et énigmatiques.
Chaque année, à Cannes, ville autrefois inconnue, on assiste à une messe, voire un pèlerinage gigantesque, où des humains attribuent des pouvoirs de divinités à d’autres humains. Chaque année, une armée de caméras traque le moindre froncement de sourcil d’une star, la traîne d’une robe, le clin d’œil d’un réalisateur. Et la foule s’extasie et participe à des rencontres orgiaques. On crie, on pleure, on brandit des pancartes, on attend des heures pour un selfie ou un autographe. On se prosterne. On s’oublie.
Ainsi, cette année, lorsque Tom Cruise a fait son passage sur les marches pour aller présenter Mission : Impossible – Bilan final de Christopher McQuarrie, où il a campé le rôle principal, la foule s’est emballée : des cris, des larmes, des téléphones levés comme des offrandes. Quelques jours plus tard, c’est Robert De Niro qui a reçu un hommage spécial pour l’ensemble de sa carrière. Il a suffi de son apparition sur la Croisette pour que les réseaux sociaux s’embrasent. Certains parlaient d’« apparition divine », d’« instant d’éternité » — comme si nous ne parlions plus d’acteurs, mais de prophètes. Nicole Kidman et Mylène Farmer, lors de leur apparition, ont aussi déchaîné les foules, affolé les photographes, dressé les téléphones et électrisé les regards. Les déesses passaient et les humains se prosternaient. Les mêmes personnes, en d’autres circonstances, plaideraient longuement et fougueusement en faveur de la liberté.
En contemplant ce tableau, une phrase de La Boétie s’impose dans notre esprit : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. » Mais à Cannes, on ne veut pas être libres. On veut appartenir. Appartenir à un rêve, à une mythologie brillante, à un monde de paillettes, d’illusions et de hiérarchies tacites. Ce que La Boétie appelait la servitude volontaire se manifeste devant nos yeux ébahis. Cette étrange disposition de l’esprit humain à adorer ses chaînes, à se soumettre de bon cœur à un pouvoir imaginaire et à un monde qui lui donne un bonheur factice et éphémère, laisse perplexe et suscite moult interrogations.
Ces personnes se soumettent allègrement et volontairement à la vénération de stars qui sont sous le contrôle d’un mécanisme de consumérisme inhumain. Personne ne les contraint à suivre leurs moindres faits et gestes, à commenter leurs vêtements, à spéculer sur leurs relations. Et pourtant, des millions de personnes se livrent à cette activité qui est devenue un sport quotidien. Ce n’est pas un phénomène de notre temps puisque La Boétie l’avait déjà relevé au Moyen Âge. D’où son invitation à la prise de conscience et à une libération radicale : « Le tyran n’a que deux yeux, deux mains, un corps, et il n’a de pouvoir que celui qu’on lui donne. », écrivit-il.
Entre le monde de ce jeune de 18 ans et le nôtre, les correspondances sont frappantes : remplacez « tyrans » par « stars », « système médiatique », ou même par « influenceur », vous réaliserez rapidement que le mécanisme est le même. C’est le spectateur qui fabrique ces idoles. C’est lui qui les porte sur le tapis rouge. Et c’est lui, souvent, qui reste au bas des marches.
Cependant, loin de nous l’idée de dénigrer le cinéma, la beauté et le rêve. Il s’agit juste d’une invitation à questionner l’hystérie collective, cette perte de recul et cette passion désordonnée qui, parfois, transforment les humains en une foule en transe, en sujets dévoués qui ignorent les raisons de leur obéissance, voire de leur soumission. Ceci étant dit, il est impératif que les manifestations culturelles et les médias reviennent des espaces de conscience, de remise en question et d’éveil. Et si, au-delà des flashes et des sourires, on y projetait aussi la lumière crue de la lucidité ? C’est peut-être là, finalement, le plus grand film qui reste à tourner : celui d’une société qui, enfin, apprend à désirer sa liberté plus que sa servitude. Et il peut porter le titre de Mission impossible – Libération. Et La Boétie viendrait monter les marches !
Tahar HOUCHI et IA
Crédit photos Karine Bauzin, Swiss Press Award (https://www.karinebauzin.ch)
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